TUOL SLÈNG, MUSÉE DES TORTURES
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Orfèvres en la matière, les Vietnamiens n'ont guère économisé sur les moyens de la mise en scène. Émérite bateleurs d'un Luna-Park historico-mondial, ils allumèrent la clientèle avec un aplomb dans la falsification et une absence de pudeur dans le mensonge qui confinent au génie.
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À l'origine, Tuol Slèng était un lycée. Aujourd'hui, c'est un musée des horreurs qui témoigne de la folie meurtrière des Khmers rouges. Douze mille personnes ont ici trouvé une mort abominable.
MUSÉE DES TORTURES
"Les salles de classes, au rez-de-chaussée du premier immeuble, avaient été utilisées comme chambre de tortures. Chacune contenait un lit de métal auquel la victime était attachée, un bureau d'écolier et une chaise pour l'interrogateur. (...) Dans chaque cellule, une grande photo montrait la pièce telle que l'avaient apparemment découverte les Vietnamiens après l'invasion. Les Khmers rouges avaient filé avec une telle hâte que des corps en décomposition avaient été découverts encore attachés au lit dans plusieurs cellules. (...) Dans une autre pièce, un énorme tas de vêtements noirs gisait le long du mur (...). On me dit qu'il s'agissait des vêtements des prisonniers morts. (...) Les prisonniers de Tuol Slèng avaient presque tous été photographiés soit à leur arrivée à l'école, soit après leur mort atroce. Les Vietnamiens avaient retrouvé les négatifs, les avaient développés et fait agrandir, et le résultat était aujourd'hui exposé sur les murs."
MUSÉE DES TORTURES
"Les salles de classes, au rez-de-chaussée du premier immeuble, avaient été utilisées comme chambre de tortures. Chacune contenait un lit de métal auquel la victime était attachée, un bureau d'écolier et une chaise pour l'interrogateur. (...) Dans chaque cellule, une grande photo montrait la pièce telle que l'avaient apparemment découverte les Vietnamiens après l'invasion. Les Khmers rouges avaient filé avec une telle hâte que des corps en décomposition avaient été découverts encore attachés au lit dans plusieurs cellules. (...) Dans une autre pièce, un énorme tas de vêtements noirs gisait le long du mur (...). On me dit qu'il s'agissait des vêtements des prisonniers morts. (...) Les prisonniers de Tuol Slèng avaient presque tous été photographiés soit à leur arrivée à l'école, soit après leur mort atroce. Les Vietnamiens avaient retrouvé les négatifs, les avaient développés et fait agrandir, et le résultat était aujourd'hui exposé sur les murs."
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Tuol Slèng faisait partie du circuit proposé aux journalistes qui se rendirent au Cambodge après la "libération". Les nouvelles autorités l'avaient ouvert dès août 1979, en même temps que les rares hôtels pouvant encore accueillir des étrangers dans Phnom-Penh dévastée. Les terribles reportages sur Tuol Slèng ont immédiatement fait le tour du monde. Images d'horreur où se confondaient l'enfer du passé khmer, le soulagement de la "libération" vietnamienne et le devenir du peuple cambodgien en apparence ravagé par la famine. Tuol Sleng a ainsi contribué à fausser les jugements sur l'état réel du pays. Pour les visiteurs, le calvaire passé des prisonniers venait en surimpression aux conditions de vie dans le Cambodge "libéré". Les nouvelles autorités jouaient sur un principe orwellien connu: le passé couvre le présent, les crimes d'hier excusent ceux d'aujourd'hui. Autrement dit, plus le pays paraissait en ruine plus grande était le mérite des "libérateurs", et plus se justifiaient les difficultés présentes.
Avant même d'ouvrir les frontières à l'aide internationale, Phnom Penh organisa en grande pompe un tribunal révolutionnaire du peuple pour juger le génocide commis par la clique Pol Pot-Ieng Sary" devant cinq cents délégués cambodgiens et étrangers. Comme prévu, le verdict condamna à mort les deux dirigeants Khmers rouges. À cette occasion, le "tribunal" affirma que trois millions de Cambodgiens avaient disparu depuis 1975. À en croire Phnom Penh, le pays ne comptait plus que quatre millions et demi d'habitants. Un an plus tard, les Cambodgiens étaient six millions et demi, selon les mêmes sources officielles. Miracle de la nature? Entre ces deux estimations les autorités avaient simplement changé d'objectif. En 1970, il fallait apitoyer les donateurs occidentaux, insister sur les massacres khmers rouges. En 1980, il s'agissait d'obtenir le maximum d'aide par tête d'habitant. Les Cambodgiens s'étaient multipliés comme des petits pains.
Le "tribunal révolutionnaire" proposa aussi pour la première fois l'équation Pol Pot = Hitler, reprise ensuite dans le monde entier. L'analogie historique soufflée en coulisse par les Vietnamiens disculpait le maxisme-léninisme dont s'étaient inspirés les Khmers rouges électrisés par la démence sanglante d'un dirigeant. Pourquoi pas Pol Pot = Staline? Parce que Hitler = Occident. Lavé de ses crimes, le communisme, avenir du Cambodge "libéré", restait au-dessus de tout soupçon.
À l'étranger, la formule "Pol Pot = Hitler asiatique" fit recette. Le raccourci lava les mémoires et permit nombre de simplifications, entretenues en sous-main par les Vietnamiens. Tuol Sleng avait été aménagé dans le seul but d'imposer l'amalgame avec les camps d'extermination nazis. Les effets personnels des prisonniers assassinés, soigneusement alignés dans une salle, les photos des supplices ostensiblement épinglées évoquaient immanquablement Auschwitz.
Sublime manipulation mais sinistre montage. L'agencement du "musée" avait été supervisé par des conseillers est-allemands, son "conservateur", l'un des rares rescapés de Tuol Sleng, avait visité les vestiges de Buchenwald, en RDA, pour s'en inspirer. Village Potemkine inversé, Tuol Sleng était devenu une gigantesque forfaitaire, aménagée matériellement et idéologiquement pour mieux piéger la mauvaise conscience occidentale. La prison, centre de torture pour cadres khmers rouges "déviationnistes". où l'élite du Parti s'appliquait à elle-même les meilleures recettes des procès staliniens et l'autocritique maoïste, n'a jamais été un camp d'extermination pour larges masses (1) et "races inférieures". La plupart des visiteurs n'y ont vu que du feu, ou plutôt revu en cauchemar des monceaux d'ossements calcinés, incroyable miracle de la suggestion. Le décor en place, il suffit de laisser parler les imaginations pour réveiller de vieux remords. Cette première phase réussit parfaitement. "Écho d'Auschwitz", titra le Daily Mirror britannique en publiant début septembre 1979 l'un des premiers reportages sur Tuol Sleng.
"Les assassins, comme les nazis, photographiaient leurs victimes après leur mort", ajoutait le quotidien. Ce pas franchi, un mécanique glissement s'effectua entre Pol Pot = Hitler, Tuol Sleng = Auschwitz, génocide cambodgien = holocauste des juifs. CQFD:"l'Holocauste cambodgien", titra un grand hebdomadaire français. Une belle tournure journalistique, prompte à émouvoir le lecteur, mais gommant quelques spécificités historiques. Choqués par ce que l'on leur avait laissé voir, les visiteurs témoignèrent avec leurs tripes, perdant le sens de l'espace et du temps.
Le passé vient contaminer la perception du présent. L'holocauste cambodgien ne décrivit plus la seule terreur khmère rouge. L'expression servit aussi à dépeindre l'état du pays, saigné à blanc par le "Hitler asiatique". Les images d'enfants squelettiques, de paysans anémiés se mêlaient à celles des suppliciés de Tuol Sleng-Auschwitz. C'était maintenant la mort en direct qui se jouait sur la scène internationale. "Il y a trente-sept ans, commençait un holocauste qui devait ravir la vie à plus de six millions d'êtres humains, déclarait le 24 octobre 1979 le président Carter. Le monde demeura silencieux, une défaillance morale dont l'énormité stupéfie toujours l'esprit. Nous faisons face une fois encore à la menace d'une mort évitable pour des millions de gens, et cette fois nous devons agir rapidement."
Depuis le début du siècle, le nombre des organisations non gouvernementales (ONG) a été multiplié à cent cinq. Dans le seul domaine de la coopération pour le développement, l'OCDE en recensait mille sept cent une en 1981. La plupart de ces organisations sont des associations à but non lucratif financées par des dons privés et des subventions publiques, étatiques et inter-étatiques. La communauté économique européenne participe au financement de cinq cent dix-neuf organisations charitables qui ont leur siège dans les États membres. Commencée en 1976, cette coopération a permis en 1983 le cofinancement de mille trois cent vingt-sept projets de développement dans le tiers monde pour une somme avoisinant sept cent trente-cinq millions de francs en six ans. Pour 1984, le budget européen a consacré deux cent dix millions de francs à ces projets.
La générosité du public croît d'autant: les Français consacrent sept fois plus d'argent aux organismes d'aide qu'il y a dix ans. Ils restent pourtant réticents comparés à leurs voisins britanniques ou belges qui donnent de trente à quarante fois plus qu'eux, ou par rapport au public américain qui verse chaque année près de cinq milliards de dollars à l'aide humanitaire.
En un peu plus d'une décennie, la charité est devenue un authentique business, pour reprendre l'expression du livre de Bernard Kouchner, Le "marché" augmente à chaque grande mobilisation de l'opinion publique occidentale en faveur d'une cause. En 1971-73, le Bangladesh a reçu 1,3 million de dollars pour secourir les victimes de la guerre avec le Pakistan. En 1979-81, près d'un milliard de dollars ont été versés au Cambodge pour la famine dont personne n'a jamais pu évaluer l'ampleur. Dans la seule année 1985, l'Éthiopie a reçu 1,4 milliard de dollars d'aide.
Une agence comme Oxfam reflète cette croissance. Créée en 1942 à Oxford pour venir en aide aux enfants grecs victimes de la guerre et de la famine, son budget a crû de cent mille livres sterling au début des années cinquante à plus de quarante millions pour l'exercice 1984. Spécialisée à l'origine dans la fourniture de vêtements et de nourriture aux réfugiés, l'organisation s'est peu à peu transformée en une agence de développement (approvisionnement en graine, construction de puits, formation de personnel para-médicaux, etc). Aujourd'hui, Oxfam patronne mille neuf cent soixante projets de développement, dans soixante-quatorze pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. En plus des dons privés et des subventions publiques, son financement est assuré par un réseau original de sept cents boutiques, réparties en Grande-Bretagne, qui vendent des produits artisanaux venus du monde entier.[1]
Note :
[1]Extrait de SILENCE ON TUE de A. Glucksmann et T. Wolton, éd. Grasset 1986.
Avant même d'ouvrir les frontières à l'aide internationale, Phnom Penh organisa en grande pompe un tribunal révolutionnaire du peuple pour juger le génocide commis par la clique Pol Pot-Ieng Sary" devant cinq cents délégués cambodgiens et étrangers. Comme prévu, le verdict condamna à mort les deux dirigeants Khmers rouges. À cette occasion, le "tribunal" affirma que trois millions de Cambodgiens avaient disparu depuis 1975. À en croire Phnom Penh, le pays ne comptait plus que quatre millions et demi d'habitants. Un an plus tard, les Cambodgiens étaient six millions et demi, selon les mêmes sources officielles. Miracle de la nature? Entre ces deux estimations les autorités avaient simplement changé d'objectif. En 1970, il fallait apitoyer les donateurs occidentaux, insister sur les massacres khmers rouges. En 1980, il s'agissait d'obtenir le maximum d'aide par tête d'habitant. Les Cambodgiens s'étaient multipliés comme des petits pains.
Le "tribunal révolutionnaire" proposa aussi pour la première fois l'équation Pol Pot = Hitler, reprise ensuite dans le monde entier. L'analogie historique soufflée en coulisse par les Vietnamiens disculpait le maxisme-léninisme dont s'étaient inspirés les Khmers rouges électrisés par la démence sanglante d'un dirigeant. Pourquoi pas Pol Pot = Staline? Parce que Hitler = Occident. Lavé de ses crimes, le communisme, avenir du Cambodge "libéré", restait au-dessus de tout soupçon.
À l'étranger, la formule "Pol Pot = Hitler asiatique" fit recette. Le raccourci lava les mémoires et permit nombre de simplifications, entretenues en sous-main par les Vietnamiens. Tuol Sleng avait été aménagé dans le seul but d'imposer l'amalgame avec les camps d'extermination nazis. Les effets personnels des prisonniers assassinés, soigneusement alignés dans une salle, les photos des supplices ostensiblement épinglées évoquaient immanquablement Auschwitz.
Sublime manipulation mais sinistre montage. L'agencement du "musée" avait été supervisé par des conseillers est-allemands, son "conservateur", l'un des rares rescapés de Tuol Sleng, avait visité les vestiges de Buchenwald, en RDA, pour s'en inspirer. Village Potemkine inversé, Tuol Sleng était devenu une gigantesque forfaitaire, aménagée matériellement et idéologiquement pour mieux piéger la mauvaise conscience occidentale. La prison, centre de torture pour cadres khmers rouges "déviationnistes". où l'élite du Parti s'appliquait à elle-même les meilleures recettes des procès staliniens et l'autocritique maoïste, n'a jamais été un camp d'extermination pour larges masses (1) et "races inférieures". La plupart des visiteurs n'y ont vu que du feu, ou plutôt revu en cauchemar des monceaux d'ossements calcinés, incroyable miracle de la suggestion. Le décor en place, il suffit de laisser parler les imaginations pour réveiller de vieux remords. Cette première phase réussit parfaitement. "Écho d'Auschwitz", titra le Daily Mirror britannique en publiant début septembre 1979 l'un des premiers reportages sur Tuol Sleng.
"Les assassins, comme les nazis, photographiaient leurs victimes après leur mort", ajoutait le quotidien. Ce pas franchi, un mécanique glissement s'effectua entre Pol Pot = Hitler, Tuol Sleng = Auschwitz, génocide cambodgien = holocauste des juifs. CQFD:"l'Holocauste cambodgien", titra un grand hebdomadaire français. Une belle tournure journalistique, prompte à émouvoir le lecteur, mais gommant quelques spécificités historiques. Choqués par ce que l'on leur avait laissé voir, les visiteurs témoignèrent avec leurs tripes, perdant le sens de l'espace et du temps.
Le passé vient contaminer la perception du présent. L'holocauste cambodgien ne décrivit plus la seule terreur khmère rouge. L'expression servit aussi à dépeindre l'état du pays, saigné à blanc par le "Hitler asiatique". Les images d'enfants squelettiques, de paysans anémiés se mêlaient à celles des suppliciés de Tuol Sleng-Auschwitz. C'était maintenant la mort en direct qui se jouait sur la scène internationale. "Il y a trente-sept ans, commençait un holocauste qui devait ravir la vie à plus de six millions d'êtres humains, déclarait le 24 octobre 1979 le président Carter. Le monde demeura silencieux, une défaillance morale dont l'énormité stupéfie toujours l'esprit. Nous faisons face une fois encore à la menace d'une mort évitable pour des millions de gens, et cette fois nous devons agir rapidement."
Depuis le début du siècle, le nombre des organisations non gouvernementales (ONG) a été multiplié à cent cinq. Dans le seul domaine de la coopération pour le développement, l'OCDE en recensait mille sept cent une en 1981. La plupart de ces organisations sont des associations à but non lucratif financées par des dons privés et des subventions publiques, étatiques et inter-étatiques. La communauté économique européenne participe au financement de cinq cent dix-neuf organisations charitables qui ont leur siège dans les États membres. Commencée en 1976, cette coopération a permis en 1983 le cofinancement de mille trois cent vingt-sept projets de développement dans le tiers monde pour une somme avoisinant sept cent trente-cinq millions de francs en six ans. Pour 1984, le budget européen a consacré deux cent dix millions de francs à ces projets.
La générosité du public croît d'autant: les Français consacrent sept fois plus d'argent aux organismes d'aide qu'il y a dix ans. Ils restent pourtant réticents comparés à leurs voisins britanniques ou belges qui donnent de trente à quarante fois plus qu'eux, ou par rapport au public américain qui verse chaque année près de cinq milliards de dollars à l'aide humanitaire.
En un peu plus d'une décennie, la charité est devenue un authentique business, pour reprendre l'expression du livre de Bernard Kouchner, Le "marché" augmente à chaque grande mobilisation de l'opinion publique occidentale en faveur d'une cause. En 1971-73, le Bangladesh a reçu 1,3 million de dollars pour secourir les victimes de la guerre avec le Pakistan. En 1979-81, près d'un milliard de dollars ont été versés au Cambodge pour la famine dont personne n'a jamais pu évaluer l'ampleur. Dans la seule année 1985, l'Éthiopie a reçu 1,4 milliard de dollars d'aide.
Une agence comme Oxfam reflète cette croissance. Créée en 1942 à Oxford pour venir en aide aux enfants grecs victimes de la guerre et de la famine, son budget a crû de cent mille livres sterling au début des années cinquante à plus de quarante millions pour l'exercice 1984. Spécialisée à l'origine dans la fourniture de vêtements et de nourriture aux réfugiés, l'organisation s'est peu à peu transformée en une agence de développement (approvisionnement en graine, construction de puits, formation de personnel para-médicaux, etc). Aujourd'hui, Oxfam patronne mille neuf cent soixante projets de développement, dans soixante-quatorze pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. En plus des dons privés et des subventions publiques, son financement est assuré par un réseau original de sept cents boutiques, réparties en Grande-Bretagne, qui vendent des produits artisanaux venus du monde entier.[1]
Note :
[1]Extrait de SILENCE ON TUE de A. Glucksmann et T. Wolton, éd. Grasset 1986.

1 commentaire:
Il y a du Progrès. On ne peut pas révolutionner radicalement comme Pol Pot. Ce sera un désastre. Le cambodge organise régulièrement des élection. Rattachez vous au Tribunal et à élection. Ce sont là nos moyen de combat valable et reconnu et justifiable
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